De la pose à la planche

Cet atlas est présenté par ses auteurs comme un outil propédeutique préparant à la dissection. Il met en scène, en amont de la confrontation avec le cadavre, une forme de dissection virtuelle « sur papier ». Il permet de prendre connaissance de la topographie du corps humain, de l’exposition et du détail des différents organes. Chaque pose peut être décrite comme une synthèse visuelle, scrupuleusement observée d’après nature, elle n’est pas pour autant une pose naturelle, elle est composée afin de révéler le maximum d’informations en une seule image. Dans ce chapitre, la spectaculaire planche 100 du tome III est analysée dans le détail par le Professeur émérite Pierre Sprumont.

La planche 100 du Tome III du Traité complet de l'anatomie de l'Homme

Découvrez ci-dessous la planche 100 du Tome III, parue dans l'édition Delaunay du Traité complet de l'anatomie de l'Homme, publiée entre 1831 et 1854, lithographiée en noir et coloriée à la main.

Le commentaire de Jean-Marc Bourgery à propos de cette planche intitulée « Ensemble du système nerveux splanchnique. Nerf grand sympathique » s'achèvent sur ces mots :
« Tel est le résumé général de l'ensemble du système nerveux splanchnique, tel qu’il résulte de nos recherches. Je recommande donc sérieusement au lecteur l'étude de cette planche avec ses renvois aux figures de détails. En même temps qu'elle montre par elle-même l'ensemble
du système nerveux splanchnique, elle dispose à reconnaître sur toutes les surfaces l'union commune, quoique partout différente, des deux grands systèmes nerveux de la vie organique de la vie animale dans l'infiniment petit. C'est ce résultat général de l'observation anatomique dont il faut bien se pénétrer, si l'on veut arriver à comprendre, en physiologie, le système nerveux dans son ensemble, comme représentant l'organisme lui-même, varié de détails sur tous points, mais pourtant uni entre ses deux grands appareils et solidaire dans toutes ses parties. »

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Jean-Marc Bourgery, Nicolas-Henri Jacob, Traité complet de l'anatomie de l'Homme comprenant la médecine opératoire, Paris, C.-A. Delaunay, 1831-1854, 8 vol., Tome III, planche 100
© Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation (dépôt BNU)
Dessiné par N. H. Jacob
Lith. par Aumont
Imp. Lemercier à Paris
Préparations faites par Ludovic Hirschfeld

Par le Professeur émérite Pierre Sprumont

« Le Professeur émérite Pierre Sprumont est Docteur en médecine et spécialiste en médecine interne, il enseigne l'anatomie et l'embryologie humaine à l'université de Fribourg (Suisse). Membre d'honneur de plusieurs sociétés d'anatomie, il a présidé pendant plusieurs années la Fédération européenne de morphologie expérimentale. Il est membre élu du Programme fédératif international de Terminologie anatomique dont il a été le Secrétaire, et le responsable du sous-comité informatique jusqu'au 31 décembre 2016. Il est auteur, co-auteur ou éditeur de nombreuses publications - livres et articles scientifiques - et il continue de publier. Sa recherche a notamment porté sur les relations entre immunité et gamétogenèse et sur les mécanismes de la formation de l'œdème cérébral. »

« L’image montre le cadavre partiellement éviscéré d’un homme tordu en vrille : la tête regarde à gauche et le bassin est tourné vers la droite. L’estomac et l’angle duodéno-jéjunal, ainsi que les côlons transverse, descendant et sigmoïde, sont toujours en place, de même que les reins, le cœur et les viscères du cou. La trachée et les gros vaisseaux splanchniques sont bien visibles, même s’ils sont parfois difficiles à identifier à cause de la position relativement acrobatique du corps. Il est possible que le jeune préparateur Hirchfeld (futur auteur en 1850 d’une « Névrologie », un magnifique atlas détaillé de neuro-anatomie) ait lui-même choisi cette position pour mieux mettre en évidence le tronc sympathique droit sur la paroi dorsale de l’abdomen avec les plexus mésentériques supérieur et inférieur, et les anastomoses également bien visibles qui les relient. L’ilium a été exarticulé de l’amphiarthrose sacro-iliaque et le corps du pubis droit sectionné. L’hypothèse d’un dessin réalisé à partir de la dissection de plusieurs cadavres reste ouverte, mais la représentation « d’après nature » d’une seule préparation anatomique reste de loin la plus vraisemblable. Comme il était d’usage au 19e siècle, la pièce anatomique, elle-même rendue de manière théâtrale, est placée dans un « décor » théâtralement idéalisé (cheveux coiffés, draps et cale de bois secs, etc.). N’oublions pas que nous sommes avant 1840, donc en pleine période romantique. Mais il serait, à mon avis, illusoire de penser que Bourgery & Jacob auraient attribué à cet environnement une valeur didactique particulière, sinon celle de démontrer, plutôt que d’enseigner, les architectures anatomiques nouvellement découvertes.

Comme il le note dans son commentaire, ce dont Bourgery veut nous convaincre dans sa planche, c’est de « l’union… des deux grands systèmes de la vie organique et animale ». Il y réussit magnifiquement avec sa représentation presque exubérante à la fois de branches nerveuses somatiques (par exemple le plexus brachial gauche et le plexus sacral droit) et de nerfs autonomes, comme le tronc sympathique droit et surtout les plexus viscéraux qui recouvrent les viscères restants et les vaisseaux. À son époque, Bourgery ne désirait sans doute pas créer un ouvrage proprement didactique. Il voulait surtout persuader ses contemporains, médecins, chirurgiens et professeurs de médecine, de l’interconnexion des systèmes nerveux.

C’est probablement la raison pour laquelle il n’a pas hésité à user de lithographies coloriées, une technique alors compliquée, mais bien plus démonstrative que le noir et blanc jusqu’alors utilisé (voyez par exemple comme la portion horizontale du duodénum coupée transversalement juste avant l’angle duodéno-jéjunal ressort bien, grâce à sa coloration jaune, immédiatement sous l’origine de l’artère mésentérique supérieure ; la vision monochrome est nettement moins décisive). Les couleurs retenues étaient les plus proches de celles de la réalité « vivante ». Elles visaient à faciliter l’identification des structures anatomiques et elles ne sont pas différentes de celles des traités plus modernes. Mais Bourgery et Jacob ont quand même pensé à éditer des versions monochromes moitié moins chères, donc abordables par des bibliothèques (et les étudiants qui les fréquentaient) moins riches que celles des grandes métropoles.

Aux lecteurs contemporains que nous sommes, Bourgery et Jacob démontrent ainsi que les anatomistes ayant vécu près de deux siècles avant nous étaient déjà capables, grâce à leurs dissections précises, de mettre en évidence des structures dont ils ne comprenaient pas encore toutes les fonctions. D’ailleurs, même si nous analysons mieux aujourd’hui ces fonctions, nous ne les comprenons pas encore toutes. Pensons par exemple au système nerveux entérique où ces neurones de la paroi digestive fonctionnent de manière indépendante de connexions du système nerveux central.

Et sans les lithographies de Bourgery et Jacob, il est probable que la génération des étudiants en médecine, à laquelle ils s’adressaient aussi, n’aurait pas acquis et développé les connaissances qui ont permis par la suite d’approfondir les notions qui restent à la base de la neurologie moderne. »