Le travail de Simon Patterson, que l’on peut situer
dans le champ de l’art conceptuel, porte sur la manière
dont sont transmises des informations et sur le
décalage entre des contenus scientifiques et les outils
d’objectivation requis par leur médiation. Les pièces
de Simon Patterson empruntent très largement aux
codes de représentation d’informations et de données
scientifiques, de même qu’à l’esthétique rigoureuse
des classifications, plan et schémas, règles et objets
techniques. Mais ces apparences objectives et
scientifiques sont trompeuses, car il s’agit justement
pour Patterson d’en questionner l’autorité en instillant
un doute sur l’objectivité de codes qui filtrent notre
accès à la connaissance. Si l’art conceptuel a très
efficacement questionné la mise en forme – ou la non
mise en forme – des contenus, à la manière des fichiers
de Robert Morris (Card File, 1962) ou des classeurs
d’On Kawara (One Million Year, 1969), Patterson investit
un code existant dans un acte artistique, qui relève
dès lors du détournement d’un contenant détaché
de sa fonction.
Ainsi, le livre Rex Reason (1994) présente sur chaque
page une case de la table de Mendeleïev – classification
des composés chimiques – selon l’ordre dans lequel
elles apparaissent, leur numéro atomique faisant office
de pagination. Ce système apparemment en ordre
dérape lorsque l’on se rend compte que les abréviations
ne font pas référence aux composés chimiques
afférents, mais à des noms de personnalités écrits
au bas de la page (page 34 : Se pour Jean Seberg,
page 35 : Br pour Bertolt Brecht, etc.).
Constante dans le travail de Patterson, ce procédé
de détournement opère un décalage ironique entre
un signifiant et un signifié qui lui échappe. Oxymore
visuel, l’opération vise à déstabiliser un spectateur
fondé à croire aux images qu’on lui propose, et dont
la fréquentation régulière interdit a priori toute remise
en cause. Qui douterait d’un plan de métro ?
Il en va ainsi de The Great Bear, lithographie
sur verre de 1992, reprenant à l’identique le plan
du métro de Londres, dont seuls les noms de station
ont été modifiés. Ces derniers sont remplacés par
des noms d’artistes, philosophes, acteurs, sportifs,
musiciens, etc., donnant lieu à des associations
surprenantes et à des parcours thématiques qui
confèrent à chaque ligne une orientation à double sens
dont la géographie, mentale et physique, se fait celle
d’un savoir commun investi dans ce territoire revisité.
Car il s’agit bien d’un territoire commun : le plan
du métro de Londres, conçu en 1933 par Harry Beck,
dessinateur industriel né en 1903, est devenu un
modèle d’organisation pour les plans des réseaux
de transports de nombreux pays, et une forme
de représentation qui fait autorité, parfaitement
exemplifiée par le New York City Subway Diagram
(1972) de Massimo Vignelli, redessiné en 2008.
L’acte de détournement de Patterson semble par
ailleurs répondre à celui de Beck, qui, réagissant
aux commentaires de ses collègues qui comparaient
son plan à un câblage électrique, dessina lui-même,
soixante-dix ans avant Patterson, une fausse carte,
en remplaçant les noms de station par des termes
techniques. L’ironie qui fonde le travail de Patterson
nous invite, de la même manière, à douter de ce qui fait
autorité, à être attentif à la manière dont l’image peut
orienter la pensée, forcer l’adhésion,
ou, pour reprendre l’expression fréquente chez
Noam Chomsky, « fabriquer le consentement ».
Vivien Philizot