Invité·es et détail du programme
— Patricia Ribault est professeure de Performative Design Research à l’école d’art et de design Weißensee de Berlin depuis 2020 et enseignante aux Beaux-Arts de Paris depuis 2011. Elle est aussi Principal Investigator du Cluster d’Excellence « Matters of Activity » de l’Université Humboldt de Berlin. Elle a commencé sa carrière par des études en arts appliqués et céramique à Paris, puis un apprentissage du verre soufflé en Angleterre, Italie (Murano) et Tunisie. En 2009, elle a soutenu une thèse de doctorat en esthétique à l’Université Paris 1 : Pour une ontologie du geste. À notre corps défaillant. Ses recherches portent principalement sur les notions de corps, geste, technique, matière, art, artisanat, industrie et design.
En 2015, elle a co-dirigé un numéro de la revue Techniques et Culture intitulé Essais de bricologie. Ethnologie de l’art et du design contemporains (Paris, EHESS, 2015) et a récemment publié un livre intitulé Design, Gestaltung, Formatività. Philosophies of Making (Birkhaüser 2022).
Éloge des chemins de traverse
En 2015, avec Thomas Golsenne, nous publiions avec fierté et excitation les Essais de bricologie. Fierté d’avoir mis des mots sur des manières de faire et de penser la technique qui nous semblaient largement impensées dans nos champs respectifs ; et excitation de secouer un peu le cocotier du monde de l’art contemporain, qui rechignait trop souvent à considérer les usages ingénieux de la technique que l’on trouve parfois au cœur des processus créatifs. Quelques années plus tard, où en sommes-nous ? Les « approches obliques des savoir-faire » ont-elles droit de cité dans les discours et les pratiques de l’art et du design contemporains, ou bien restent-elles marginales ? En fin de compte, tout ce qui relève de l’oblique, du tordu, du sinueux, du pas droit n’est-il pas voué à s’épanouir loin des sentiers battus, sur les chemins de traverse qu’arpentent inlassablement les touche-à-tout ? Nous ouvrirons notre boîte à outils tactiques et conceptuels pour nous aider à penser les pratiques artistiques actuelles, notamment du point de vue de leur mise en œuvre.
— Joseph Kieffer, artiste interdisciplinaire.
Il explore les matériaux et les processus de fabrication. Il s’attache à transformer et manipuler les objets pour libérer leur portée narrative. De la sculpture à la performance, en passant par le dessin ou la danse, il se saisit avec humour et poésie des mécanismes techniques ou psychologiques que l’être humain actionne dans son quotidien.
Ses projets abordent notamment la notion d’interaction à travers l’expérience de l’espace construit, du corps humain et de l’environnement. Il endosse également un rôle de « chorégraphe d’objets » et collabore avec des compagnies de théâtre, danseurs ou musiciens pour animer ses sculptures, engageant le spectateur dans des micro-événements.
Mon atelier est un centre nerveux
« Il est aussi une mémoire vive, un exo-squelette. J’en prends soin, je le balaye régulièrement. Dans mon intervention je présenterai les différentes pistes sur lesquelles il me propulse, même quand il m’oblige à le quitter. En croisant dans mes projets les techniques de la scène, du bijou, de la narration, de la serrurerie, de l’impression, de la réparation ou de la mécanique, et en choisissant de ne pas déléguer la fabrication de mes œuvres, je me rapproche d’autres métiers et d’autres personnes. »
La pratique de Joseph Kieffer change chaque jour. Il existe un mot très simple pour la désigner, un mot qui fait parfois peur ou plaisir, mais qui rapproche créativité et humilité et qui résume une posture relationnelle : le bricolage.
— Jade Tang, artiste
Jade Tang développe une production artistique traversée par des terrains de recherche nourris des sciences humaines et sociales. D’abord intéressée par une certaine « matière à l’œuvre » dans la sculpture, après avoir intégré SPEAP aux côtés de Bruno Latour en 2018, elle déploie ses recherches dans des équipes transdisciplinaires. Observant des transformations au sein d’espaces habités et autres chantiers domestiques, ses « œuvres-outils », réflexives, prennent corps dans des expositions, parfois sous forme de performances, et de publications. Plusieurs projets se sont succédé ces dernières années : Perspective Résidentielle, dont a découlé Saisir le chantier par l’image et aujourd’hui Caresser l’histoire, qui s’emploie à questionner le végétal dans les chantiers d’aménagement urbains et archéologiques.
Œuvres en situation
Entre pratique de terrain et pratique d’atelier, elle reviendra sur ses méthodes de travail à travers plusieurs projets. Comment outils et savoir-faire évoluent dans le cadre d’une démarche artistique ?
À la sortie de l’école (HEAR, 2013), l’apport d’un savoir-faire de la sculpture et de la mise en forme du verre ont posé les bases de sa démarche. Pourtant parmi ses réalisations, on dénombre peu de pièces en verre.
C’est cette « juste » distance avec le savoir-faire qu’elle souhaite questionner, comme un équilibre à trouver.
Entre ses expériences techniques et artistiques, et celles de méthodologies propres à la sociologie, sa pratique opère des ajustements transdisciplinaires pour chaque projet.
Elle soulèvera ainsi la place des « œuvres-outils » qui ponctuent sa recherche : œuvre-enquêtes, œuvres scientifiques ou objets manipulables, présentant ces hybrides pour questionner la portée de l’art en situation et différents moyens mobilisés.
— Ludovic Duhem, artiste et philosophe.
Il est actuellement coordinateur de la recherche à l’ÉSAD Valenciennes et enseigne la philosophie de l’art et du design dans plusieurs institutions (Université de Lille et Valenciennes, ENSCI, ENSAV La Cambre). Ses recherches portent sur les relations entre esthétique, technique et politique au sein des enjeux écologiques contemporains. Son travail artistique s’attache principalement au paysage comme anthropisation de la nature par la sculpture, le dessin et la photographie. Il a récemment publié Crash métropolis. Design écosocial et critique de la métropolisation des territoires (T&P Workunit, 2022), Écologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon (avec Jean-Hugues Barthélémy, Éd. Matériologiques, 2022) et Les écologies du numérique (en ligne, Éd. NUMA, 2022). Il codirige avec la revue d’art contemporain L’organisation de la chute. https://www.ludovicduhem.com
Reliances ou l’art sans objet
Son intervention propose de prendre en quelque sorte le contre-pied de la journée d’étude en affirmant qu’il n’y a pas d’objet et que l’art nous le montre peut-être mieux que toute autre activité humaine.
Il faudra donc d’abord revenir sur la notion d’objet et ses modèles ontologiques classiques dans la pensée occidentale : l’objet comme substance, l’objet comme composé de matière et de forme, l’objet comme ensemble de sensations. Il faudra ensuite replacer “l’objet” dans son système de réalité, c’est-à-dire d’une part dans sa genèse pour comprendre qu’il est le résultat d’un processus ou opération d’individuation (irréductible à l’intention et à l’usage), et d’autre part dans sa relation au milieu pour comprendre qu’il est aussi le résultat d’un ensemble de conditions selon plusieurs échelles (qui n’épuisent pas le mystère de la création). “L’objet” apparaîtra ainsi désormais comme un “non-objet” ou un “plus qu’objet”, c’est-à-dire comme un système dynamique de relations ou “reliance”. L’explicitation d’une telle approche relationnelle et génétique se fera à travers l’exemple du moulage d’un objet en céramique, de la taille d’un objet en bois et du soufflage d’un objet en verre. Au passage seront convoquées les pensées de la technologie de Simondon, de l’organologie de Stiegler et de la mésologie de Berque.
— Benjamin Just, artiste
Benjamin Just est animé d’une puissante passion pour les arbres et la forêt. Son dialogue avec le bois s’est engagé selon des chemins sans cesse renouvelés. Entre sculpture monumentale, installation interactive, vidéo, photographie, il joue avec l’idée de nature et ses mises en tensions culturelles.
S’appuyant sur des rencontres avec des experts à l’échelle du paysage (bûcherons, paysagistes, ONF) ou des laboratoires (biologistes), il s’ouvre ensuite aux hasards du terrain, pour puiser ce qui, dans des pratiques forestières très ouvertes, verse du côté de l’artifice.
Son approche technique engage un dialogue critique entre des pratiques ancestrales du bois et des technologies numériques.
Basé en région Rhône-Alpes, il a récemment eu l’occasion d’exposer dans divers lieux en France et en Australie.
I love making
Benjamin Just présente son travail artistique depuis sa sortie de la HEAR en 2015. En revenant sur certains processus de conception /réalisation de ses œuvres, il insistera sur la « pensée » des mains en actions, une pensée à la fois instinctive et cultivée, d’autant plus observable grâce à des détours par les extensions numériques censées s’y substituer. Associant des objets rugueux et politiques, ses installations quelquefois spectaculaires débordent leur dimension esthétique. Chacune de ses œuvres est impulsée par un plaisir du faire, et leur exposition questionne une large variété d’artifices techniques, biologiques, organiques, industriels, qui élargissent et entraînent notre imaginaire du « bois » sur des versants artistiques inexplorés.
— Yann Grienenberger dirige le Centre international d’art verrier (CIAV) à Meisenthal. Après de nombreuses années d’engagement associatif et des études dans le domaine économique et commercial, Yann Grienenberger œuvre de 1995 à 2001, en tant qu’objecteur de conscience, bénévole puis professionnel, dans diverses associations culturelles et d’éducation populaire basées dans le Pays de Bitche. Curieux d’expressions contemporaines et de patrimoine, depuis 2001 il occupe le poste de directeur du Centre International d’Art Verrier de Meisenthal (géré aujourd’hui par la Communauté de Communes du Pays de Bitche). Dans ce cadre unique, il milite activement pour le croisement entre expressions contemporaines et artisanat verrier.
L’esprit des lieux
Dans les ateliers du Centre International d’Art Verrier de Meisenthal créé en 1992 sur la friche d’une ancienne verrerie (1704 – 1969), est cultivé la porosité entre penser et faire. Techniques traditionnelles verrières et outils (notamment une collection de moules anciens) y sont précieusement préservés. Maîtrisés par des verriers-interprètes, ces héritages matériels et immatériels constituent aujourd’hui des solfèges dont se saisissent des créateurs-compositeurs témoins de leur époque (designers, architectes, artistes, étudiants en écoles d’art…) pour réécrire de nouvelles partitions d’objets. Les « attelages » créateurs – verriers permettent ainsi de libérer les filières verrières du registre du folklore, du terrorisme, et d’engager de nouvelles approches situées des pratiques artisanales.
Au-delà des expérimentations, le CIAV soutient tout particulièrement les créateurs dont l’approche ne se réduit pas à la conception ex nihilo d’objets comme autant de réponses esthétiques ou fonctionnelles, « mais s’ouvre à un travail sensible tourné vers le territoire à partir duquel nous agissons : sa topographie, son épopée industrielle, sa langue, ses habitants, ses ouvriers-fantômes, ses embruns matinaux, les forêts majestueuses des Vosges du Nord qui enlacent Meisenthal… Ici est cultivé un fragile et sensible art du contexte pour donner de nouvelles formes au monde et encourager des interférences entre culture enracinée et appels du large. »