L’art s’enseigne-t-il vraiment ?
C’est la grande question ! Beaucoup de livres affirment que l’art ne s’apprend pas, et dans les écoles d’art, il y a tout un discours, philosophico-éthéré, qui refuse de parler d’enseignement, de cursus ou même de diplôme. Pourtant, les écoles d’art sont très nombreuses ! Aujourd’hui, ce sont plutôt les étudiant·es qui doutent. Les enseignant·es, eux, sont installés, convaincus et habités. Ils ont une longue expérience, se sentent d’abord artistes, et c’est tant mieux, parce que c’est ce qu’on attend d’eux. La multiplicité des intervenants fait que les écoles d’art ne sont pas des écoles comme les autres. Une école d’art, c’est un écosystème d’artistes, d’intellectuels, de professionnels – qui passent ou restent – et d’étudiants. Le rôle d’une école d’art, c’est de réunir.
L’école d’art serait donc une institution particulière, avec ses propres règles ?
Les étudiants et étudiantes rêvent d’une école qui soit la moins institutionnelle possible. Ils n’ont pas envie de travailler dans une institution, à l’école comme après, mais ils sont aussi heureux de pouvoir bénéficier du refuge qu’elle représente. Avec ce paradoxe que les élèves qui sont le plus remontés contre l’école et ses fonctionnements sont en général ceux que l’on verra le plus investis et le plus longtemps ! Historiquement, l’enseignement artistique a vécu plusieurs grands chocs : la rupture avec l’Académie des beaux-arts postimpressionniste, le Bauhaus, la Seconde Guerre mondiale, puis Mai 68. Il y a aussi une histoire alternative de l’enseignement comme pratique artistique, c’est d’ailleurs le sujet de l’exposition actuelle du Centre Pompidou-Metz (L’Art d’apprendre. Une école des créateurs, jusqu’au 29 août 2022). Cela commence dans les années 1970, avec Beuys. Et puis plus récemment, dans les années 2000, on a vu émerger, en Angleterre et aux États-Unis, des niches d’artistes qui s’organisent avec ce désir d’être plus ancrés dans la société.
Comment articuler les relations entre une école d’art et la société ?
L’école se doit de préserver les étudiant·es de l’extérieur, notamment du marché, pour qu’ils puissent se consacrer pleinement à leur travail de recherche et se sentir libre d’expérimenter entre pairs. Et en même temps, depuis que les écoles d’art ont été entièrement rattachées à l’enseignement supérieur, nous avons le devoir, accru, de préparer nos étudiants à l’après-diplôme, à la réalité sociale, à l’institution muséale, au succès… ou à la bohème. Mais on ne peut pas pour autant dire : avec cette formation, vous serez « bankable » et tout à fait opérationnels sur le terrain de l’emploi. L’idée est davantage de permettre une transmission, de communautés à communautés artistiques. La chance de l’école d’art, c’est d’offrir un terreau de possibles. L’école doit former des artistes libres… et compatibles avec le marché, ou du moins capables de gagner leur vie.
La spécificité de la HEAR, c’est d’avoir une masse critique de formations et de spécialités qui rendent possibles les ouvertures. Par porosité, les étudiants vont croiser des tas de gens qui sont tantôt dans le design, tantôt dans l’artisanat d’art, tantôt du côté d’une création très conceptuelle et plasticienne. Se construire dans cette diversité, c’est la garantie d’une forme de liberté. En symétrie, c’est le reflet du marché du travail. Il n’y a pas un marché de l’art, mais d’innombrables secteurs professionnels. Dans une école comme la nôtre, on va toucher à des milieux parfois éloignés du marché de l’art : la médiation scientifique et culturelle, l’audiovisuel, le spectacle vivant… Je suis convaincu que les artistes, parce qu’ils nous aident à ouvrir des territoires, des compétences et des manières de travailler différentes, sont aussi amenés à travailler dans des champs très différents. Notre job, c’est de faire en sorte que l’école multiplie les partenariats – académiques, sociaux, économiques – et n’attende pas qu’une fois tous les dix ans, un artiste émerge.
Selon vous, pourquoi se dirige-t-on vers une école d’art ?
Quand on choisit une école d’art, c’est que, très clairement, on ne cherche pas à rentrer sur un marché. Les écoles d’art forment aussi et surtout des amateurs. C’est quelque chose que je revendique. Ce n’est pas une manière de dire qu’on s’en fiche de l’employabilité, mais d’affirmer que l’école d’art est aussi là pour enseigner différemment. C’est d’abord une école de pratique – c’est très minoritaire aujourd’hui – et de réflexivité : on y réfléchit à la manière dont on fait les choses. C’est un luxe inouï de pouvoir, pendant deux, trois, cinq ans, se demander : Qu’est-ce que je fais dans ce monde ? Qu’est-ce que j’ai envie de vivre ? De produire ? C’est important que de tels lieux existent, des lieux où l’on vous offre des pensées alternatives, où l’on cultive un certain être au monde, aux autres, en communauté, et où l’on teste des choses sans obligation de réussite ou de résultats. C’est en cela que l’enseignement en école d’art se rapproche de la pédagogie alternative, un peu à la suite de Steiner ou de Pestalozzi. Que l’on travaille ensuite dans le champ culturel ou non, il me semble que l’on porte un regard différent sur le monde après être passé par ce type de formation. Entrer dans une école d’art, c’est déboussolant.
Décelez-vous, chez les étudiant.e.s, une réticence à entrer dans le « milieu de l’art » ?
Beaucoup ont envie de sortir du « milieu de l’art » et de construire des carrières où elles et ils seraient « utiles ». À leurs yeux, le « milieu de l’art » est sans doute élitiste,clos, et très lié aux grandes richesses, à ces univers de la collection, de plus en plus fortement lié au grand capital. Mais ces représentations dépendent des étudiants.
Comment souhaitez-vous que la HEAR s’inscrive dans les villes de Strasbourg, de Mulhouse et dans leur région ?
Les deux écoles d’art regroupées dans la HEAR sont historiquement issues des villes. À Mulhouse, c’était une sorte de club de patrons éclairés – la Société industrielle de Mulhouse – qui a décidé de créer, en 1825, une école de dessin appliquée à l’industrie textile. C’est une histoire passionnante qui casse les catégories de l’histoire industrielle traditionnelle, puisque ce n’est pas seulement une aventure capitalistique, mais aussi philanthropique et artistique. Ce sont aussi les membres de ce club qui ont créé les musées. À Strasbourg, l’histoire est un peu plus verticale, puisque c’est la Mairie et l’État allemand qui ont créé l’école en 1892 pour répondre à un marché. L’idée étant de créer une école d’artisanat d’art dont la vocation serait de favoriser une montée du niveau de qualification de l’artisanat alsacien, et une forme d’ouverture au monde. C’est hallucinant de constater que, dans les années 1890, ces écoles offraient des bourses aux jeunes gens talentueux pour aller se balader et apprendre, partout. Cette forme de mobilité est assez stupéfiante pour l’époque. 100 ans plus tard, les écoles sont dans le giron des politiques culturelles municipales, autant que dans celles de l’enseignement supérieur. Elles font partie des institutions locales : la HEAR alimente une scène d’artistes régionaux, connectée aux galeries, aux musées. Cet investissement dans l’art contemporain commence seulement dans les années 1990. À Mulhouse, avec l’arrivée d’une Mairie de gauche et d’un élu à la culture qui pensent l’école comme l’un des éléments d’un écosystème municipal de promotion de l’art contemporain, aux côtés de ce qui va devenir la Kunsthalle, la biennale Mulhouse 00, et quelques commandes publiques : confier le design d’une ligne de tramway à Daniel Buren, ça n’est pas rien ! À Strasbourg, c’est avec l’impulsion donnée par Sarkis, qui a dirigé le département Art. À la HEAR, l’art contemporain est important, mais cohabite avec le design, la scénographie, l’illustration, la didactique visuelle, le graphisme. Je pense que c’est l’originalité et la force de la HEAR.
Avez-vous l’impression que la hiérarchisation entre arts appliqués et art contemporain s’adoucit ces dernières années ?
Il y a une génération de professeurs qui a été marquée par cette hiérarchisation, et qui porte encore ce poids, de dominant ou de dominé. Mais depuis 10 ans, il y a une fascination et un regain d’intérêt pour les arts décoratifs. La section « Art-Objet » de la HEAR a plusieurs ateliers : bijou, verre, bois, livre, métal, terre/céramique. Tous les enseignants sont aujourd’hui issus du champ de l’art contemporain. Mais ils envisagent l’artisanat et les métiers d’art de manière rationnelle : ils sont conscients qu’il s’agit d’un débouché professionnel possible pour leurs étudiants. Ils savent évidemment que depuis l’artisanat d’art, on peut appréhender des enjeux intellectuels et artistiques, et inversement. C’est l’un des endroits où cette césure, et le poids d’une école d’art décoratif provinciale qui décernait des diplômes municipaux jusque dans les années 1980, a été dépassée.
Avec la Manufacture des tabacs, qui ouvrira bientôt ses portes, les étudiant.e.s de la HEAR côtoieront au quotidien des scientifiques, des ingénieurs et des entrepreneurs.
Qu’attendez-vous de ces porosités ?
La Manufacture des tabacs, c’est au départ une opportunité immobilière : différentes écoles ont formulé des besoins et la ville nous accompagne de manière pro-active, en profitant de l’occasion pour inventer quelque chose de différent, faire vivre d’autres usages et réunir enfin nos étudiantes et étudiants musiciens et plasticiens. C’est l’idée du campus : permettre à des gens différents de se croiser. On se forge sa personnalité et ses amitiés entre 15 et 25 ans. À la Manufacture, un étudiant ou une étudiante de la HEAR pourra par exemple s’ouvrir au développement durable au contact des étudiants en génie de l’eau et de l’environnement. Sommes-nous à des années lumières de notre école ? Oui et non, parce que les étudiants ingénieurs sont en demande de pensées alternatives. Je croise les doigts pour qu’à l’avenir on puisse d’avantage customiser ses études. C’est le rêve de toute formation, de l’université idéale.
David Cascaro prendra ses nouvelles fonctions
de Directeur des publics du Centre Pompidou, Paris le 1er juillet 2022. Bravo et Bonne route !