Strasbourg, HEAR, 18h30
Quand publier signifiait pour une femme devenir « fille publique ». Dans le cadre du cycle de conférences — Le(s) féminisme(s) : formes en tous genres.
Haute école des arts du Rhin, auditorium à 18h30
1 rue de l’Académie – Strasbourg
Des femmes écrivent et publient au XIXe siècle : ce n’est pas nouveau, mais il s’agit désormais de femmes de conditions sociales diverses, qui écrivent dans tous les genres littéraires. Des moralistes, des critiques et bien des écrivains hommes leur reprochent à la fois d’envahir un espace public où elles n’auraient rien à faire et seraient une source de désordre, et de trop exposer leur intimité, au mépris de la morale (en publiant, elles deviennent des femmes publiques, c’est-à-dire des prostituées) – mais aussi de la grandeur de l’art : car l’exposé d’expériences et de petits soucis de femmes ne saurait produire des oeuvres dignes d’intérêt. On partira de Virginia Woolf, et de la façon dont elle abordait ces questions dans Une chambre à soi (1929) et de ce motif de la chambre, avant de présenter quelques écrivaines françaises. Les femmes très diverses dont il sera question ont écrit avant ce qu’on appelle aujourd’hui la « première vague » du féminisme : Mme de Duras (1777-1828, duchesse et romancière) ; Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859, comédienne et chanteuse, puis poète) ; Claire Démar (1799-1833, dont on sait peu de choses, militante qui dénonce le mariage comme une prostitution légale) ; Flora Tristan (1803-1844, ouvrière coloriste avant de devenir femme de lettres et pionnière du socialisme) ; George Sand (1804-1876, romancière, autobiographe, journaliste, critique). Aucune ne s’est laissée enfermer dans le dedans, aucune ne s’est satisfaite du partage entre les sphères publique et privée dont le modèle s’imposait alors.
Biographie
Christine Planté est professeure émérite de littérature française du XIXe siècle et d’études sur le genre à l’université de Lyon 2. Elle dirige la collection « des deux sexes et autres » aux Presses Universitaires de Lyon. Une grande partie de ses travaux porte sur la place des femmes dans la littérature et la culture, et sur les théories, écritures et représentations du féminin/masculin, dans une perspective de poétique historique.
Le(s) féminisme(s) : cet intitulé est envisagé comme une pluralité de points de vue sur le monde, par-delà une prétendue « identité féminine ». Ce séminaire implique des conférences ouvertes à tou.tes (rencontres entre les étudiant.es et des théoricien.nes et/ou militant.es, s’attachant à la diffusion des prises de paroles féministes plurielles. Cet angle permet de préciser les formats, matériaux et médias en jeu dans la diffusion des pensées et pratiques féministes). Ces conférences s’articulent avec des lectures de textes théoriques fondateurs ou contemporains, un partage de ressources et des prises de parole individuelles. Selon des axes qui changent chaque année, il s’agit d’aborder divers courants (historiques et idéologiques) afin que les étudiant.es se situent et enrichissent leur spectre de réflexion. Après une première trilogie (Langage et représentation, Sorcières et culture queer, Pouvoir: patriarcat et classe), un nouveau cycle démarre : Dedans/Dehors, qui s’ouvre avec l’idée que l’intime est politique, position centrale dans l’histoire des féminismes. Nous voudrions l’explorer à l’aune de l’expérience du confinement et d’une pandémie mondiale, qui nous a fait quitter globalement l’espace du dehors pour éprouver les divers visages du dedans. Comment passer du dedans au dehors et réciproquement ? Et comment l’intimité et l’espace public se fécondent l’un l’autre et s’entrelacent ? Qu’est-ce que cela a révélé spécifiquement de la condition féminine ? Comment les femmes se sont-elles emparées de la situation ?
Dedans/dehors est la ligne thématique des nouveaux cycles de conférences pour les années à venir. Il ne s’agit pas là d’un motif conceptuel abstrait, mais d’une ouverture de pensée et d’acte frayée précisément par la théorie et la militance féministes. A partir de là, dedans et dehors ne seront pas considérés comme des lieux assignables (l’intimité pour le dedans, l’espace public pour le dehors), mais en tant que mouvements orientés : qu’est-ce qu’on injecte dedans, qu’est-ce qu’on expose dehors ? Ainsi, il y a le geste qui consiste à injecter des enjeux collectifs dans le dedans – en témoignent les réflexions sur le travail reproductif dissimulé dans le lit ou la maison. Ou encore, lorsqu’on expose ses choix érotiques/amoureux de manière immédiatement collective, il en ressort toute une série d’effets dont le célèbre slogan « l’intime est politique » marque la puissance polysémique.
On voit déjà là la réversibilité du dedans et du dehors : est-ce que, pour chacun des exemples cités, c’est le dedans qui s’expose ou est-ce le dedans qui injecte du dehors « en » lui ? Il y a un indéterminable qui fait partie de la fécondité de pensée et de pratique de ces deux termes. C’est pourquoi, dedans/dehors n’est pas pris comme un couple d’opposés, mais à partir des passages de l’un à l’autre, voire de leur interchangeabilité. C’est un dedans/dehors diversement entrelacé, noué ou écarté dont il sera question, et auquel l’expérience mondiale du confinement ajoute des variations supplémentaires.
Cette année, nous nous attacherons particulièrement à cet acte dedans/dehors par excellence qu’est l’écriture, où l’extrême de l’intime et l’extrême du politique se rencontrent de manière singulière. Être femme et écrire : comment cette « identité » et cette pratique s’accommodent, depuis la démocratisation de l’écriture et de la lecture au XIXe siècle jusqu’à une nouvelle démocratisation des échanges scripturaires déterminée par les applications numériques au XXIe siècle. Comment, à partir de ce contexte d’émancipation et de valorisation de l’égalité, les femmes écrivant mettent en évidence les failles de tels processus de démocratisation ? Et cela, par exemple, par l’usage de pseudonymes masculins, comme si nom féminin et acte d’écrire ne pouvaient s’associer. Ou encore, par ce que révèle en creux la possibilité, pour les femmes, de communiquer via les applications numériques, sans lesquelles elles resteraient privées de voix. L’association « femme » et « écrire » pose aussi la question de savoir comment se manifeste l’écriture collective féministe dans le contexte du traumatisme, privant le sujet de la maîtrise de son discours ? Que se passe-t-il dans la fabrique d’une auteure féministe transie par ces questions ?