Créer sa propre orientation pour être en adéquation avec ses valeurs et convictions profondes, relier l’art et l’artisanat sous une seule et même bannière professionnelle, voilà ce qu’a réalisé Estelle Henriot à la suite de son DNSEP Art-Objet à l’atelier Livre obtenu en 2013. C’est avec passion et générosité qu’elle nous raconte…

Un parcours marqué par le collectif et le politique

Art, performance, vidéo, Estelle a testé plusieurs médiums avant de choisir d’intégrer l’atelier Livre de la HEAR à Strasbourg. Après deux séjours en Erasmus en 4e année (une mobilité au Camberwell College of Arts de Londres et un stage à l’atelier de reliure Montanari à Bologne), elle y valide donc son DNSEP mention Art-Objet. Elle demeure ensuite une année supplémentaire à la HEAR en tant qu’assistante à l’atelier, avant d’entreprendre le CAP « Arts de la reliure » de l’Académie de Strasbourg. Ces bagages en poche, elle décide de monter à Paris, vit de boulots alimentaires pendant un moment, tout en se joignant à un collectif d’artistes militant·es. Car militante, Estelle l’a toujours été : « J’ai reçu une mention “engagement politique” lorsque j’étais à la HEAR parce que j’avais participé à la mobilisation des étudiant·es pour la création d’un bureau, de temps d’information sur la gestion de l’école. J’ai toujours été attachée à la notion de collectif, de participatif. »

En 2019, elle est lauréate du dispositif FoRTE de la Région Île-de-France et monte le projet « La bohème » avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS, espace de résidence et diffusion artistiques. Ce projet a également été mené au début de la période covid, avec des cycles d’ateliers participatifs au sein de plusieurs institutions culturelles et une exposition pendant la Nuit Blanche à Paris. Afin d’analyser sa vie et son travail d’artiste, Estelle a noté toutes ses activités pendant un semestre et progressivement créé une répartition de ses actions dans des catégories auxquelles elle a appliqué un nuancier de couleurs. À partir de cela, elle a alors composé un tableau se transformant en fresque abstraite, questionnant notre rapport au temps, aux outils numériques et au travail. Cette expérience marque un tournant décisif dans la réflexion professionnelle d’Estelle.

Les valeurs de son art

Petit à petit, ses projets personnels se développent, ses convictions s’affirment et l’éloignent du milieu artistique parisien dans lequel elle ne se reconnaît plus : « J’ai vraiment eu un déclic qui approfondissait des questions sur mon impact en tant qu’artiste : que signifie produire des œuvres dans un contexte financiarisé ? Doit-on être toujours en gestion de son temps ? Où et comment créer du lien social dans l’art ? Quelle est la place du capitalisme dans tout cela ? J’ai compris que le démarchage, les appels à projets, le réseautage, c’était trop éloigné des valeurs que je souhaite porter… ». Alors Estelle a quitté la capitale pour s’installer avec une camarade papetière dans l’ancienne briqueterie de La Poèterie, friche industrielle bourguignonne reconvertie en village d’artistes.

Là-bas, un peu plus loin des « dynamiques de classes », elle se sent libre de modeler son activité au sein de son atelier de relieuse et d’ainsi véhiculer un autre modèle de rapport à l’art. « La manière dont sont formés et promus les artistes est exclusive [ndlr : par opposition à inclusive], elle pousse à l’individualisme et à une forme d’élitisme. L’accès à la culture n’est pas qu’une question financière, il faut créer les conditions et les outils pour que tout le monde se sente légitime à venir vers la culture et à se l’approprier. » Il s’agirait en fait de trouver comment destituer les codes du langage artistique contemporain en diffusant la création au sein de la vie quotidienne, pour que chacun·e, quel que soit son âge ou son milieu social, puisse y développer cet aspect essentiel de notre humanité. Dans cette perspective, Estelle ne pose aucune barrière et travaille avec tous types de publics : en crèche, en milieu scolaire et carcéral, auprès du SAMU social… Ainsi, elle a développé son activité « en conscience » et enraciné son positionnement par rapport à la société actuelle.

La liberté par le double statut juridique

« À la HEAR j’ai eu des possibilités de productions matérielles exceptionnelles grâce aux ateliers et c’est en fait toucher à l’objet-livre dans le cadre de l’atelier Livre qui m’a donné l’envie de devenir artisane. » Pour Estelle, le lien entre art et artisanat est créé par la recherche intellectuelle et technique, qu’elle affectionne et qui fait partie intégrante des deux mondes. Elle a donc poussé des portes, lu des livres, posé des questions, pour façonner son parcours et déterminer sa propre orientation. Aujourd’hui, Estelle a deux statuts juridiques : celui d’artiste-auteure grâce auquel elle gère son activité de plasticienne intervenante et celui d’artisane d’art dédié à son activité de restauratrice et relieuse d’ouvrages. Cette configuration lui procure la souplesse nécessaire à son épanouissement.

Pour parvenir à jongler entre les deux activités, elle s’organise pour compartimenter son emploi du temps entre des semaines à Paris pour ses interventions artistiques, principalement en lien avec le CENTQUATRE, et des semaines dans son atelier de reliure bourguignon. « J’ai besoin des deux. Je fais, je vis ma pratique artistique en connexion avec les publics… En participatif finalement ! Et en parallèle je bénéficie de l’authenticité et du caractère gratifiant de la restauration de vieux ouvrages, qui sont des objets de transmission de savoir très émouvants. » Et il émane que, quelle que soit la tâche qu’elle mène, Estelle met toujours du cœur à l’ouvrage.

 

Ce cheminement singulier témoigne que l’art vanté et vendu par certaines galeries n’est pas la seule voie. Il appartient à chaque jeune artiste de chercher, de partager et d’apprendre à se positionner, pour se trouver et rester en accord avec ses valeurs profondes. La liberté et l’épanouissement seront au rendez-vous !

Repères

2007 : École préparatoire des Beaux-Arts de Lyon
2011 : Erasmus au Camberwell College of Arts de Londres, section Book Arts (Royaume-Uni)
2012 : Stagiaire à l’atelier de reliure Montanari à Bologne (Italie)
2013 : DNSEP mention Art-Objet, atelier Livre, à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg/HEAR
2014 : CAP Arts de la reliure de l’Académie de Strasbourg
2019 : Lauréate du dispositif FoRTE (Région Île-de-France)
2023 : Déménagement de son atelier de reliure à La Poèterie


Consulter le site internet d’Estelle Henriot
Son blog sur son activité de reliure
Voir le site du CENTQUATRE-PARIS
La Poèterie, village d’artistes


Anaïs Jean • Publié le 11 mai 2023