L’hyper prolixe auteur de BD Mathieu Sapin doit beaucoup à ses années à Strasbourg où on lui a appris à dessiner sans relâche, un crayon toujours à la main. Entretien sur les bancs de l’école, plus de vingt ans plus tard.

Ému, peut-être un brin nostalgique, Mathieu Sapin traverse les couloirs de celle qui s’appelait École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, en 1992, à son entrée dans l’atelier de Claude Lapointe. Il tente de se rappeler de la typologie des lieux (« Il n’y avait pas une ouverture, ici ? ») et analyse les mœurs estudiantines devant la vitrine des petites annonces, « totalement vide », victime des groupes Facebook. Il se replonge une vingtaine d’années plus tôt et se souvient du très respecté fondateur de l’atelier d’illustration et de l’enseignement des professeurs, notamment Roger Dale qui lui apprenait à dessiner avec des contraintes : de la main gauche ou… un bras attaché dans le dos. Il se remémore ses camarades (Lisa Mandel, Thomas Baas…), ses virées culturelles au Maillon, à l’Opéra du Rhin ou à La Laiterie et sa « chambrette » de 11m2 à l’Esplanade.

« Après ma vie de lycéen à Dijon, l’Ésad était synonyme d’autonomie et d’indépendance. Je suis passé de post-ado à adulte en l’espace de quelques années. La dimension de Strasbourg et la taille de l’école permettent une réelle émulation, en ses murs et au-dehors. Les échanges et discussions étaient bien plus importants ici qu’à la Fac de philo où j’ai également suivi des cours. » Cet exercice de mémoire semble évident à Mathieu qui adorerait voyager dans le temps (« mais pas dans le futur, je n’aimerais pas spoiler ma vie »). Si, comme son personnage Supermurgeman, il était doté d’un superpouvoir, le dessinateur aimerait avoir le don de se rendre dans le passé, « en simple spectateur invisible ». D’un claquement de doigts, il se retrouverait volontiers « en 1460 à Strasbourg, rien que pour voir comment les gens vivaient. »

Remplir ses carnets…

Pour Comédie française, ce fils d’archéologue s’est intéressé à Racine, (« qui habitait à deux pas de chez moi ») en tentant d’imaginer les coutumes de ses contemporains. Cependant, qu’il se faufile Dans l’antichambre du pouvoir auprès de François Hollande ou qu’il passe Cinq années dans les pattes de Depardieu, c’est un monde très actuel que décrit Sapin… qui tempère : « J’ai sorti Journal d’un journal, sur les dessous de Libé, en 2011. C’était il n’y a pas si longtemps, mais cette période fait déjà partie de l’Histoire tant les choses évoluent vite aujourd’hui ! »

D’ailleurs, durant ses études à la HEAR, il se rappelle avoir vécu « les origines du numérique avec l’arrivée des portables, des emails ou de Photoshop. » Il assiste à distance à cette révolution technologique, mais s’y mettra petit à petit… sans pour autant négliger l’enseignement de ses professeurs lui ayant appris à remplir quotidiennement ses carnets de dessins. De sa poche, Mathieu sort et nous tend un Moleskine débordant de croquis et notes. Le dessinateur a beaucoup noirci de papier, d’abord en copiant – Tardi, Crumb, Juillard, les Comics US… – pour se faire la main, en « vraie éponge », puis en inventant son propre vocabulaire, et développant ses premiers récits autofictionnels, à l’Ésad. Plus tard, encouragé par son copain Trondheim, il créera son avatar – un discret petit Sapin avec une grosse tête – qui le suit jusqu’aujourd’hui.

Et en sortir la tête

À son assiduité, son esprit studieux (jamais il n’aurait raté un cours de perspective) et curieux (hasard si, celui qui poussa régulièrement la porte de l’atelier vidéo, réalisera un long-métrage, Le Poulain, en 2018 ?), s’ajoutent ses expériences extrascolaires, notamment au Musée de la BD d’Angoulême. Il s’en nourrit pour affronter le monde post-études. S’il vante la HEAR, belle école-cocon « très maternante », il met en garde : « Il faut se préparer au monde d’après », la vie professionnelle, les questions de facturation ou de droits d’auteur… Sortir un peu la tête de ses papiers Canson.

Depuis longtemps déjà, avant même sa sortie de l’école, Mathieu Sapin ne s’arrête de produire, navigant de journal en journal, d’un éditeur à l’autre. Reporter en bandes dessinées (ses chroniques sur les coulisses du pouvoir ou le quotidien de Depardieu), auteur pour la jeunesse (la série Sardine de l’espace, ses contributions à Astrapi) ou de fictions politico-délirantes, il vient de sortir Héros de la République. Dans cette BD scénarisée par Joann Sfar, son fidèle avatar tient le rôle principal, faisant équipe avec Hollande et Sarko pour sauver le pays de menaces secrètes pesant sur lui. « L’organisation du pouvoir me fascine, oui, même si, en tant qu’objecteur de conscience, j’ai beaucoup du mal avec la hiérarchie. » La suite des mésaventures de l’improbable trio est déjà sur le feu. Son titre : Trembler en France ! « La politique est une véritable fabrique à images » qui n’a de cesse de l’inspirer.


Emmanuel Dosda • Publié le 31 mars 2021

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