30 ans ! L’éphémère Amélie Oudéa-Castéra doit pester de jalousie face à la longévité de Christian Savioz, ministre depuis trois décennies, rejoint plus tard par Claire Morel. Ils sont le Ministère de l’Impression, petit nom humblement donné à l’Atelier sérigraphie et édition de la Haute École des arts du Rhin (HEAR) à Mulhouse. Pour fêter cet anniversaire, la galerie de La Filature lui offre une rétrospective qui donne une idée de la feuille de route du duo, entre punk, anarchisme, abstraction géométrique et minimalisme.

Le bureau de Claire et Christian est recouvert d’affiches, flyers, pages de magazines, photos, images découpées on-ne-sait-plus-trop-où… On remarque aussi des hosties, t-shirts, carrelages, papiers peints ou canettes de bière imprimées. Ces dernières, sérigraphiées à même le verre rebondi, sont des pièces de la « Pyramide de la soif » prévue pour le vernissage de l’exposition de La Filature. Des œuvres à voir, à décapsuler, à boire… Partout dans l’immense atelier, du trash bêta, du satanico-puéril, des bondieuseries détournées et autres provocs politico-potaches. Nous baignons pourtant dans un climat serein, groggys par l’odeur des produits chimiques et le bruit des machines mécaniques, bercés par la bande-son diffusée : Ambient 3 : Day of Radiance de Laraaji, produit par Brian Eno. Parmi les posters de leurs idoles rock ou des ex-groupes de Christian, on remarque des calques à l’effigie de Darmanin affirmant « J’ai la patriotrique », un « Fuck the Police » bien senti et bien typographié ou un emballage de savon « Jésus me lave plus blanc ». On l’aura compris : les esprits trop étriqués ne sont pas en odeur de sainteté dans cet atelier rempli à craquer de travaux du tandem et de réalisations des étudiants de toutes les années des options Art et Design. Claire Morel résume ainsi ce qui est bien « plus qu’un atelier d’édition classique ! Le Ministère est un espace de recherches qui se réinvente constamment en diversifiant les supports, détournant la technique de la sérigraphie, utilisant des encres particulières… C’est un lieu transversal, d’échanges, d’interactions et d’expérimentations, qui préserve une forme d’excellence, de qualité et de justesse. »

C’est en 1994 que Christian reprend le flambeau de Daniel Burgin, professeur visionnaire qui monta l’atelier sérigraphie en 1986. Christian, à l’époque adepte de gravure et sculpture, « des techniques académiques », ne connait pas grandchose de l’édition, mais il s’est vite passionné par le sujet au contact de son mentor. Aux manettes de l’atelier, il produit fanzines ou tracts dans un esprit punk et art brut. Le membre de Denum et France Mutant fait souffler un vent de rébellion rock en les murs de la HEAR. Si celui-ci ne tournera jamais vraiment le dos au DIY sexpistolien, sa rencontre en 2009 avec la peintre Marie-Thérèse Vacossin (des éditions Fanal) l’a « marabouté ». Autre personnalité déterminante : Jean-Charles Kien (du studio Symetria qu’il co-fonda) l’aide à glisser de l’anarchique à l’abstraction géométrique. Du pied de nez anticlérical à Olivier Mosset. Du vitriol au minimalisme. Du doigt d’honneur à l’art conceptuel. Tous ces éléments coexistent en l’atelier qu’on appelle dorénavant Ministère de l’Impression, en toute modestie.

Dans son bleu de travail maculé de taches multicolores, Claire Morel nous présente ses productions personnelles, des travaux qui interrogent l’objet-livre. Celle qui a rejoint Christian en 2011, représentée par la galerie parisienne Martine Aboucaya, sort quelques ouvrages des étagères. Par exemple Sans titre (35), réplique d’un Que sais-je ? sur la relativité. Le contenu de chaque page est matérialisé par un aplat noir relatif à la quantité d’encre nécessitée pour l’impression du livre original… La folie du jour est la reproduction du bouquin éponyme de Maurice Blanchot dont le texte a été surimprimé plusieurs fois « jusqu’à l’illisibilité », s’amuse Claire, héritière du courant oulipesque. Une démarche à la fois radicale et caustique, avec textes floutés, ISBN recensés, encyclopédies percées…

Emmanuelle Walter, responsable des Arts visuels à La Filature, se réjouit que ses amis fêtent leur anniversaire en même temps que la scène nationale mulhousienne : ils ont souvent collaboré, notamment pour l’impression de t-shirts liés aux expos photo, celle de SMITH par exemple. Pourquoi exposer le Ministère de l’Impression dans un espace dédié à la photographie ? Au-delà de l’aventure amicale, sérigraphie et photographie sont des arts de « la révélation de l’image », selon Emmanuelle qui félicite la longévité des deux ministres : « Trente ans qu’ils tiennent la boutique ! » Avec toujours autant de ferveur. Il suffit d’écouter le duo parler de son art. Face à l’explosion chromatique accrochée dans l’atelier, Claire et Christian s’exclament d’une seule voix : « La sérigraphie, ça décharge beaucoup de pigment sur le papier ! Une fois la technique parfaitement maîtrisée, ton inspiration est totalement débridée. »


Emmanuel Dosda pour Novo n°72 (mars-avril-mai 2024) • mis en ligne le 18 mars 2024
Avec les aimables autorisations du rédacteur et de Philippe Schweyer, rédacteur en chef de Novo

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