Du Congo à Strasbourg, de Nîmes à Mulhouse, de la Seine au Rhin : débarqué.e.s dans le Grand Est pour leurs études, de jeunes diplômé.e.s de la HEAR y sont resté.e.s durablement. Conquis.es par un tissu associatif fort, des paysages majestueux et des opportunités professionnelles souvent plus nombreuses qu’ailleurs, elles et ils ne sont pas décidé.e.s à plier bagages.

« À ma sortie d’école, je ne savais pas par où commencer, j’étais un peu dans le flou. Je me revois encore taper “vie d’artiste” sur Google. » Avec ses mèches azurées, rappelant les teintes des chutes de fils qui jonchent le sol de son atelier, Aurélien Finance a l’allure du créateur assumé. Pourtant, lui qui vient « d’un milieu où l’on ne parle pas de musées » a beaucoup hésité à se lancer dans l’art contemporain. Quand la plupart de ses camarades du master Design Textile s’orientaient vers les métiers de la mode et du vêtement, il était l’un des seuls à travailler le tissu sans objectif utilitaire, « attiré par cette matière molle et colorée ». Finalement, le jour de sa remise de diplôme, une opportunité se présente à lui et dissipe ses doutes : parmi les nombreux professionnelle.s convié.e.s ce jour-là, une personne lui propose de participer à une exposition collective à Bruxelles. Aurélien n’a pas quitté l’école qu’il est déjà confronté au marché de l’art : « La première chose qu’on m’a demandée, c’était ma grille de tarifs. Je n’en avais aucune idée… » S’il n’existe pas de mode d’emploi pour les artistes émergents, les nombreuses aides proposées dans la Région Grand Est, la qualité de vie, les loyers raisonnables ou encore la solidarité entre anciens de l’école, incitent de plus en plus d’élèves de la HEAR à ne pas trop s’éloigner, une fois leur diplôme en poche. Qu’ils se soient laissés séduire par des villes à « taille humaine » comme Strasbourg ou Mulhouse, ou qu’ils aient opté pour les campagnes aux pieds du massif vosgien, aucun de ceux que nous avons rencontrés ne jalouse les métropoles déjà saturées comme Paris ou Marseille.

Sortir du cocon

« Quand on sort de l’école, on n’a pas une thune ». Mathilde Caylou, qui doit stocker son encombrant matériel de verrerie, plante d’emblée le décor. C’est grâce à une opération d’aménagement d’ateliers au coeur d’un ancien fort, lancé par la municipalité de Strasbourg, qu’elle parvient à s’établir. Le loyer n’est que de 50 euros par mois, mais encore faut-il s’équiper… À 3000 euros le four de verrier et 1000 euros le chalumeau, elle se résout à faire la saison dans la verrerie historique de Meisenthal pour couvrir ses frais, quitte à pâtir de vieux préjugés : « Aux États-Unis, un artiste verrier peut souffler des carafes pour gagner sa croûte et exposer dans des centres d’art contemporain en même temps. En France, c’est plus compliqué, on te colle une étiquette, c’est soit l’un soit l’autre. » Qu’importe, la jeune femme jouera sur les deux tableaux pour bénéficier à la fois des bourses d’aide aux artistes et de celles dédiées aux artisans : « J’ai dû piocher dans les deux réseaux, même si je ne fais ni vaisselle ni photophores, uniquement des pièces d’exposition. Sans ces aides, je n’aurais peut-être pas continué… »
Pour Léo Righini-Fleur, c’est l’union qui fait la force : « À Paris, il y a beaucoup d’écoles, chacun défend la sienne. Ici, c’est plus petit, donc plus familial. On habite tous à dix minutes à vélo les uns des autres. » Originaire de Cergy, il s’associe avec des amis – des Parisiens qui ont troqué, comme lui, la Seine contre le Rhin, et d’autres rencontrés pendant son master de didactique visuelle – pour partager un atelier. Au total, ils sont sept, d’où le nom de leur groupe : Demi-Douzaine. Après quelques recherches sur Leboncoin, ils trouvent ce local de plein pied, avec une baie vitrée donnant sur les quais du canal du Faux-Rempart. Chaque passant peut apercevoir Léo dessiner ses personnages aux visages géométriques et aux couleurs pétaradantes pour des livres d’images jeune public. Ce sens du collectif, le néo-Strasbourgeois le prolonge en mettant ses talents au service du tissu associatif. À 25 ans, il profite d’une formation dispensée à la HEAR pour obtenir le statut de plasticien intervenant. Dans des classes spécialisées, il familiarise des enfants non-francophones à la langue par la manipulation de pochoirs aux formes plurivoques : une courbe devient une lune ; une lune, un croissant ; un croissant, un sourire.

L’appel de la forêt

Débusquer un espace de travail ne suffit pas : il faut aussi développer une activité en synergie avec le territoire. Sandra Willauer et Thibaut Schell, fondateurs du studio Cynara, s’y sont pris de bonne heure. « Deux ans avant de recevoir notre diplôme, nous avions déjà créé notre structure d’entreprise. » Quand ils se rencontrent, en 4e année, elle apprend la didactique visuelle, lui, le design. « Les ateliers fonctionnent en vases communicants, on peut facilement s’incruster et collaborer avec d’autres filières. C’est comme ça que j’ai rencontré Thibaut. Je m’amusais à créer des modes d’emploi et des visuels pour les objets qu’il concevait. On était déjà comme une mini-agence », sourit Sandra. Aujourd’hui, le couple a déballé ses cartons dans un grand corps de ferme à briques rouges et colombages, typique du Bas-Rhin. Là, à Melsheim, entourés du fleuve rhénan et de la forêt du parc naturel des Vosges du Nord, ceux qui se considèrent comme « des designers à la campagne » ont créé tout un écosystème vertueux, alliant les savoir-faire locaux des ébénistes et des menuisiers aux matières premières disponibles sur place : « Quand nos clients nous demandent du sapin ou du chêne, on essaie de les orienter vers la filière de bois local, c’est-à-dire le hêtre ou le pin sylvestre. »
L’artiste verrière Mathilde Caylou, elle aussi, a choisi la vie de village. Elle habite à Reitwiller avec son copain agriculteur : « C’est un milieu que je ne connaissais pas du tout. Étant Parisienne, je savais à peine ce que c’était qu’un champ ! » Peu à peu, son nouvel environnement l’amène à décentrer sa pratique. « Dans les Vosges, beaucoup d’arbres sont victimes de stress hydrique », explique l’artiste. Elle a suspendu des gouttes de verre à leurs branches pour alerter sur la situation. « Affaiblis par la soif, des bestioles les grignotent de l’intérieur… »

Mulhouse en filature

Les montagnes couvertes d’un épais manteau de sapins défilent derrière la vitre du TGV. Lorsque Thomas Roger vient passer le concours d’entrée de la HEAR à Mulhouse, il est tout de suite saisi par le contraste entre ce paysage bucolique et les fantômes de l’industrie encore présents dans cette ancienne ville ouvrière. À peine sorti de son cursus de design, il monte, avec son camarade Trystan Zigmann, graphiste, un studio spécialisé dans la 3D : La Double Clique, « pour le bruit de la souris ». Si Trystan, mulhousien d’origine, a quitté sa ville pour Lyon, Thomas, lui, continue d’y produire et d’envoyer dans le monde entier leurs objets aux formes aussi futuristes qu’ancestrales, réalisées grâce à l’impression 3D. « On nous reprochait souvent de faire travailler la machine à notre place. Le manque de geste artisanal posait problème, raconte Thomas. Pour apporter de l’aspérité à leurs créations, les deux complices se tournent vers un matériau mystérieux, la jesmonite, mélange de résine acrylique, de gypse, et de poudres naturelles comme le charbon, la terre cuite, l’argile ou encore des écorces. Une substance qu’ils coulent dans les moules imprimés, qu’ils ont au préalable dessinés en leur appliquant des textures, comme celle des pierres que Thomas rapporte de ses promenades. « Le designer est un collectionneur, non pas d’objets mais d’idées, de formes et de matériaux avec lesquels il compose », lance l’apprenti chimiste. Dans son atelier lumineux, calme et épuré où les pots, les vases et les urnes s’accumulent sur des rangées d’étagères, le temps se suspend. Par la fenêtre, une imposante cheminée de briques rouges rappelle le passé du lieu. Comme 140 autres artistes et artisans, qui y louent un espace de travail pour une centaine d’euros, il a rejoint Motoco. Ce poumon de l’art et de l’artisanat mulhousien est installé dans la grande usine textile de la ville, DMC, dont l’activité de production a été réduite à la seule fabrication de fils de broderie.
Juliette Vergne habite ce bâtiment massif, et en mesure toute la dimension historique. « Mulhouse, c’était la ville des indiennes, c’est-à-dire de l’impression sur étoffes venues d’Inde. Jusqu’au jour où cette importation a cessé et les étoffes ont été produites localement dans les manufactures, au XVIIIe siècle. Tout ceci a contribué à l’essor économique de la ville et à une grande sensibilité locale pour le textile. » Un grand tissu de soie blanche étalé sur son établi, des bocaux de plantes autour d’elle, et les mains plongées dans de hautes marmites : Juliette prépare une teinture végétale à base de garance, dont les racines permettent d’obtenir des nuances de rouge. Elle est ici dans son élément. La Nîmoise d’origine fait glisser sa main sur les carrés de soie imprimés de motifs de plantes qu’elle a cueillies dans les environs, et poursuit son récit : « Tout a périclité dans les années 1980. Beaucoup d’habitants ont été meurtris par la désindustrialisation, les délocalisations, les licenciements. Chaque année, pour Noël, avec les autres résidents de Motoco, on vend nos créations au rez-de-chaussée. Des vieilles dames viennent me voir, elles reconnaissent les techniques naturelles que j’utilise. Elles me disent : “j’ai travaillé ici”. » C’est à l’artiste qu’il revient désormais de perpétuer ces savoir-faire, et de combler les béances du temps.

Visa retour

Si certains ont l’intention de s’ancrer durablement sur le territoire, d’autres anciens élèves ont la bougeotte. Pour le musicien Stéphane Clor, s’installer dans la ville où il a fait ses études ne sonnait pas comme une évidence. « À la fin de mes années à la HEAR, il fallait que je découvre d’autres choses. C’était brûlant, je me sentais bloqué dans mes possibilités de développement », se remémore celui qui a grandi à Kaysersberg, un village proche de Colmar. Attiré vers l’Est par ses origines familiales, il enchaîne les destinations : d’abord Vienne, en Autriche, puis Gdańsk, en Pologne, avant de revenir à Mulhouse. Entre résidences et petits boulots, il parvient à concevoir son premier disque expérimental, avec un violoncelle baroque, dans le quartier polonais défavorisé de Nowy Port : « Une question a germé à ce moment-là : comment s’adresser à des personnes issues de milieux populaires qui n’ont aucun rapport avec l’art contemporain ? » De retour à Mulhouse, il sait désormais qu’il doit ancrer sa pratique loin du dogme de « l’art pour l’art », en multipliant les résidences et les interventions artistiques en école. Aux Coteaux, une ZUP cerclée de barres d’immeubles, il anime des ateliers avec des classes de primaire : « Je me sens d’autant plus artiste dans des conditions comme celles-ci, lorsque je me mets à disposition des autres. » C’est aussi aux Coteaux qu’est venue sa volonté de ne plus jouer dans des environnements neutres sur le plan acoustique. Aux salles de concerts et autres studios feutrés, qu’il compare à des white cube, il préfère l’imparfaite bâtisse de la chapelle Saint-Jean de Mulhouse et ses murs sept fois centenaires entre lesquels il a enregistré un opus.
Dans son atelier de la Coop, un nouveau quartier strasbourgeois cerné par les bassins industriels, Éric Androa Mindre Kolo sort d’un tiroir des photos-montages, format carte postale, qu’il a réalisés pour son projet de diplôme. Avec leur aspect de visas contrefaits, ils fonctionnent comme des notices et énumèrent les divers moyens de quitter le Congo. Sur l’un d’eux, Éric se met en scène habillé en DHL, la fameuse société de livraison : « Si j’avais été un colis chargé dans un avion de marchandise, tout aurait été plus simple », remarque le performeur qui a toujours eu Strasbourg en ligne de mire. Un premier échange de six mois à la HEAR lui est accordé après que l’enseignant scénographe Jean-Christophe Lanquetin, en visite dans l’Académie des Beaux-arts de Kinshasa, remarque une de ses performance : « Presque nu, je soufflais du feu, je rampais, je ne savais pas ce que je faisais mais quelque chose se passait. » Une danse aux accents martiaux annonçant son parcours du combattant pour rester dans l’Hexagone. Celui qui ne conçoit pas vivre de son art en dehors de la France parvient bien à obtenir des titres de séjour grâce à des résidences, au Triangle de Marseille d’abord, puis à la Cité internationale des arts de Paris ensuite, mais aucun ne lui permet de rester plus de quelques mois. À chaque fois, il doit rentrer, amer, au pays. « Mes amis me disaient “ça fait déjà trois fois que tu rentres, tu es maudit”. Je ne voulais pas rester dans l’illégalité. Même si c’était dur, je savais que je trouverais un autre chemin pour revenir. » C’est finalement grâce à un événement inattendu, la paternité, qu’il obtient un titre de séjour pérenne. Un long parcours au cours duquel il garde toujours la capitale alsacienne en tête… « Pour moi, la France, c’est Strasbourg ! C’est ma ville de coeur. J’y ai rencontré des professeurs qui ont cru en mon art et m’ont donné de l’espoir. »


• Un article de Léa Poiré et Alexandre Parodi pour le supplément spécial HEAR de Mouvement N° 114, paru en Mai 2022.
Supplément gratuit, disponible pendant tout le week-end des diplômes, du 24 au 26 juin 2022.
• Mis en ligne le 23 juin 2022